mercredi 6 janvier 2010

Me divertir

Je poursuis mon idée, puisqu’il semble que malgré l’objectif fort différent que je me suis donné avec ce blog, je me retrouve forcé ou me force moi-même à suivre une logique discursive, sans quoi je n’écris rien — du moins rien sur cette page. Parvenu à ce point, je suis tenté de pousser encore le « je », et de me prendre comme sujet des lignes qui vont suivre. Cela aura déjà le mérite de ne pas feindre d’écrire depuis un autre point de vue que le mien, un point de vue abstrait qui se voudrait recherche d’une vérité générale alors qu’il est ancré dans mon corps, et ne trouve qu’une vérité particulière.

Poursuivre mon idée, ainsi, c’est tout ce que j’ai fait pendant des mois, comme s’il fallait vraiment que je l’atteigne pour entamer ce nouveau morceau de texte. En attendant, puisque je n’ai pas été très actif, j’ai sombré avec une irrémédiable avidité, et malgré ma très bonne volonté, dans des « activités » passives — autant dire : des « passivités ». La grande majorité de mon temps d’isolement, celui qui aurait pu me permettre d’écrire, de synthétiser mes pensées, de rattraper mes idées, je l’ai perdu dans la fuite, justement, hors de mon propre point de vue. J’ai consommé des images, des images les plus absorbantes possibles, des images qui se donnent toutes sans rien laisser à chercher : celles du cinéma le plus abordable, le plus facile, le plus enivrant. Celui dont on dit qu’il « fait décrocher », qu’il « fait rêver »…

Par là même, je m’efforçais de quitter mon point de vue propre en adoptant celui qu’une histoire et des images associées me tendaient tout près des yeux, sur mon écran d’ordinateur. Voilà le meilleur moyen de n’être productif d’aucune manière ou à peu près : en se laissant border par un écran. Je parle de cinéma « divertissant » mais je pourrais tout autant dire Internet dans son usage ludique, à travers les sites de divertissement qui se naviguent avec le plus d’aisance. Alors, je suis « diverti », c’est-à-dire à la fois que j’ai du plaisir, et que je sors de mes pensées. Quand je me divertis, je m’écarte de ma trajectoire, je sors de mon point de vue sur le monde, je m’aligne sur un monde déjà tout exprimé, et a priori sans lien avec la manière dont je percevrais le monde si je le parcourais autrement qu’avec un curseur.

À présent, encore une fois, je suis tenté de généraliser. Que fait quelqu’un qui occupe l’ensemble de ses loisirs avec des écrans de divertissement ? Quel monde est-il encore en mesure d’exprimer ? Un monde, évidemment, qu’il fabrique à partir d’objets fabriqués. Son expression du monde est éloignée d’un degré, et sans doute bien plus, du réel.

C’est ainsi que deux amis se rencontrent et se racontent les dernières évolutions de telle série télévisée plutôt que telle interaction qu’ils auraient eue, s’ils l’avaient vue, avec une connaissance commune. Leur description des rapports humains passe en bonne partie par des relations qu’ils ont vues à l’écran, qui ont été scénarisées au préalable et s’offrent comme des ensembles clos aisément consommables.

Et j’en reviens ainsi à la même référence qu’au mois d’août dernier. Le temps perdu, chez Proust, n’est pas seulement le temps passé. Il est aussi le temps qu’on perd, celui de l’expression « perdre son temps ». 

« Quand nous croyons perdre notre temps, soit par snobisme, soit par dissipation amoureuse, nous poursuivons souvent un apprentissage obscur, jusqu’à la révélation finale d’une vérité du temps qu’on perd. On ne sait jamais comment quelqu’un apprend ; mais, de quelque manière qu’il apprenne, c’est toujours par l’intermédiaire de signes, en perdant son temps, et non par l’assimilation de contenus objectifs. » 
Gille Deleuze, Proust et les signes, Quadrige / PUF, Paris, 1964, p.31  
   
En lisant ces lignes, je ne peux m’empêcher de penser que la façon dont nous perdons notre temps a bien changé aujourd’hui, puisqu’il arrive qu’elle corresponde justement à l’assimilation de contenus objectifs. Ce que le divertissement nous donne, même s’il est intelligent, est un objet que l’on n’a pas besoin de prendre puisqu’il nous est donné. C’est en ce sens qu’il ne faut pas le confondre avec l’art qui, lui, ne communique presque rien d’objectif, mais entraîne le spectateur dans une réflexion subjective, depuis son point de vue propre.   
 

lundi 31 août 2009

Rectification,

ou plutôt continuation. L’idée selon laquelle le bloggeur infiltre la masse médiatique de ses propres images (visuelles, sonores, littéraires, etc) demande à être développée. Prenons l’exemple de celui qui assemble en un blog des images trouvées sur Internet. Au tout premier degré, il se constitue déjà en « commissaire », en éditeur, en celui qui construit un ensemble cohérent d’images correspondant à une vision du monde : la sienne au moment de la publication sur sa page d’un « article ». En ce sens, cet ensemble est cohérent parce qu’il recompose le point de vue spécifique d’un individu à un temps donné. Il représente une intention. La suite des articles, des images formant donc le blog en question se présente comme un montage linéaire — car assemblé dans le temps — et cumulatif. Le montage, en tant qu’expression, d’un point de vue sur le monde : 

« Chaque sujet exprime le monde d’un certain point de vue. Mais le point de vue, c’est la différence elle-même, la différence interne absolue. Chaque sujet exprime donc un monde absolument différent. Et sans doute, le monde exprimé n’existe pas hors du sujet qui l’exprime (ce que nous appelons monde extérieur est seulement la projection décevante, la limite uniformisante de tous ces mondes exprimés). »
Gille Deleuze, Proust et les signes, Quadrige / PUF, Paris, 1964, p.55

Voilà. Un blog, le plus "impersonnel" soit-il, est une protubérance, l'annexe visible d'un individu.

Mais reste à savoir de quel « monde extérieur » le blog pris en exemple est l’expression, entendu que tout « monde exprimé » reste une expression du monde extérieur. Et qu’un point de vue sur le monde n’est jamais exhaustif, jamais complet.

Les images qu’il publie, le bloggeur les a trouvées, il les a vues. Où les a-t-il trouvées ? Sur un écran. Dans un sous-ensemble du monde extérieur, et non directement dans le monde extérieur. Dans un monde déjà constitué d’une myriade de mondes exprimés. Un livre, une photo, une chanson, une vidéo, chacun est un seul monde exprimé ; un écran d’ordinateur est une quantité incalculable de mondes exprimés.


Tout ça pour dire que ce blog de photos trouvées sur Internet est l’expression médiatique d’un monde extérieur déjà médiatique. Ça paraît banal. Mais on peut aussi le voir comme suit.

La revanche du quidam sur le flux des images se fait au moyen d’autres images, qui pourtant ne sont pas « autres » mais tirées du flux lui-même. Réassemblées. Appropriées. L’individu en question ne sent pas la nécessité de créer, de produire, des images nouvelles. Il les découvre et les déplace ; il les abstrait de leur contexte, les extrait du monde exprimé où il les a trouvées, et il les montre dans un contexte représentant sa propre individualité. Il s’en sert, comme de signes, dans son monde exprimé, et pour l’expression de son monde.

Prenons un autre exemple : celui qui assemble en un blog des pistes musicales glanées ici et là, la plupart du temps des découvertes, des raretés, des nouveautés. Son intention, lorsqu’il dit : « écoutez ça c’est bon », est semblable à celle d’absolument n’importe qui faisant écouter à des amis une nouvelle acquisition musicale inconnue d’eux. Le « c’est bon, hein » n’est pas l’expression plate d’un goût ; c’est avant tout l’expression d’une personnalité. Ou plus exactement, c’est l’expression de la volonté de cette personnalité d’être associée à une image musicale — image qui, la plupart du temps, ne se limite pas à la seule musique, mais est augmentée de l’image du groupe qui l’interprète, augmentée également du style dans lequel ce groupe évolue, etc. L’intention de ce bloggeur-là, au-delà des apparences, c’est donc : « écoutez ça, ça me représente ». Plus précisément encore : « écoutez ça, ça me représente en tant que j’existe dans ma société spécifique, aujourd’hui même ». Et notons au passage que la différence entre notre bloggeur et un artiste quel qu’il soit, outre la plateforme de diffusion, n'est que différence de degré dans l’intention, l’artiste allant pour sa part jusqu’à dire : « écoutez ça, ça représente ma société spécifique, aujourd’hui même ».

Or, le « ça », ici, est une image pré-existante, ou un montage d’images pré-existantes. C’est le remontage d’images prélevées dans un océan médiatique constitué en monde extérieur. Il n’est certes pas nouveau que l’on s’exprime à travers des objets médiatiques. En cinéma, cette méthode s’appelle found footage. En photo, collage. En audio, mash-up par exemple. Ce qui est nouveau, c’est que des objets médiatiques soient créés spécifiquement pour que l’on puisse s’exprimer à travers eux. Tels des images pré-emballées, des services d’identité clefs en main. 

Belle idée. Pas du tout celle à laquelle je comptais parvenir, je crois. Peu importe. Et nul besoin de la développer, elle n’est que l’expression différente d’une idée que j’ai déjà dû lire quelque part. Car ce blog, il va sans dire, n’en est un ni de musique, ni de photos.

jeudi 27 août 2009

Ouverture

Qu’est-ce qu’un blog ? C’est d’abord et avant tout un mot inélégant, une contraction sans équivalent français, évoquant, donc, une logorrhée sans nom où l’on s’épanche en considérations vaines à la première personne du singulier. C’est l’exposition d’une idiosyncrasie indigne d’édition à la lecture, à l’écoute, ou au regard de tous et, le plus souvent, d’absolument personne. C’est l’annexe accessible ou la pompeuse protubérance d’un individu qui, dans son innocente fatuité, s’imagine que l’on accostera quelques instants au quai vaseux de sa page web sur l’immensité lisse de l’océan médiatique. C’est, finalement, la mesquine revanche du quidam sur le flux continu des images, des mots, et du bruit des médias. Mais chacun sait qu’individuellement, l’art procède des mêmes intentions. Et ma propre vanité s’en trouve toute excitée.